Archives mensuelles : février 2007

Maisons-Alfort, une commune sans vignerons près de Paris

MAISONS-ALFORT : UNE COMMUNE SANS VIGNERONS PRES DE PARIS

Lorsque j’ai commencé cette étude, mon idée, conformément aux préoccupations de la Fédération, était de cerner le noyau des notables d’un village d’Ile-de-France à la veille de la Révolution et d’en étudier l’évolution au cours des dix années de bouleversements que traverse alors la France. Les sources paraissaient abondantes et d’accès facile aux Archives municipales de Maisons-Alfort on trouve le registre des délibérations, de la réforme de 1787 à la création des municipalités cantonales (pluviôse an IV), avec malheureusement une lacune du printemps 1792 à messidor an Il ; les biens nationaux de première origine sont décrits avec scrupule, ainsi que la liste des ci-devant privilégiés avec leurs possessions locales (26 novembre 1789), par contre les actes de vente de ces biens au district de Bourg-la-Reine (Bourg de l’Égalité) sont incomplets ; je n’ai pas trouvé trace de la vente des biens de seconde origine, or nous verrons qu’ils furent considérables[1] ; j’ai relativement peu tiré des dépouillements opérés dans les papiers de l’étude du notaire de Charenton[2], en revanche les archives de la justice de paix de Charenton ont donné une vie proprement extraordinaire à la communauté et tout spécialement pendant la période de 1792 à l’an V : la cohérence des documents est ici renforcée par la permanence du personnel : un même juge de paix, Henri Breton, qui fut d’ailleurs confirmé par le Consulat et resta en fonction jusqu’en… 1818, assisté du même greffier, Decalogne, d’une famille d’ailleurs attestée à Maisons, et un noyau quasi permanent d’assesseurs qui font partie d’un petit groupe que l’on retrouve aux diverses charges locales[3] .

Ainsi d’emblée se dégageait le groupe des notables, groupe au demeurant bicéphale, géographiquement (Maisons et Alfort) et professionnellement (les fermiers et les gens vivant de la route et du pont). Mais je dus bientôt constater que si je voulais approfondir l’étude de leurs origines, de leurs liens et de leur devenir, je devrais faire un travail dépassant largement le cadre d’une communication. Il me sembla par contre que la compréhension de leur place, de leur rôle et de leurs attitudes exigeait une étude des structures agraires et sociales.

De riches documents concernant les plus importantes propriétés permettait une bonne approche : à la veille même de la Révolution, le terrier de la seigneurie[4] n’exclut des évaluations des surfaces que les terres de la censive de Charentonneau, celles de l’église locale, la ferme de l’archevêque et le domaine du roi, Ecole royale vétérinaire et ferme de Maisonville. Mais il existe par ailleurs aux Archives du Val-de-Marne un descriptif de la seigneurie de Charentonneau[5], l’inventaire de la ferme de Maisonville lors de sa vente comme bien national[6] de même celui des terres de la cure[7] et de la fabrique, enfin un inventaire de 1787 de la ferme de l’archevêque[8]. Cet ensemble donne un excellent tableau de la structure des propriétés et des affermages sur le territoire de Maisons au début de la période révolutionnaire.

Une vue plus approfondie de la société maisonnaise exigerait un dépouillement complet des registres de catholicité, puis d’état civil[9] que j’ai tout juste commencé ; de même je n’ai pas encore repéré s’il existe des archives du Comité de surveillance pendant la grande crise révolutionnaire.

Malgré leurs insuffisances, les dépouillements opérés m’ont permis d’avancer quelques conclusions provisoires qui demanderont à être confirmées :

 

1) La propriété laïque, ordinairement vaste, a connu au XVIIIe siècle une assez forte instabilité que l’énormité des transferts de l’époque révolutionnaire amplifie : les biens nationaux de première et de seconde origine représentent à eux seuls plus de la moitié du sol ; si l’on ajoute que Charentonneau changea aussi de main, on dépasse les deux tiers du terroir… ;

2) le noyau des notables locaux, responsables des affaires locales, fermiers des grandes fermes, artisans les plus importants, aubergistes et négociants d’Alfort, sans oublier le directeur de l’École vétérinaire, reste remarquablement stable ;

3) malgré d’énormes écarts de conditions, il semble, mais nos documents ne sont-ils pas parfois lénifiants ?, qu’une réelle solidarité locale ait existé, au moins entre les Maisonnais, car, nous le verrons, on trouve une nombreuse population de passage plus ou moins long, que les sources dont nous disposons ne saisissent qu’occasionnellement.

 

J’ai appelé cette communication « un village sans vignerons »  car cela constitue une originalité dans les vallées proches de Paris. Terre de confluent entre la Marne et la Seine, Maisons (qui correspond aux communes actuelles de Maisons-Alfort et d’Alfortville) se prêtait mal à la vigne, et le vin avait dû y être bien médiocre, si bien que le XVIIIe siècle qui voit la vigne gagner sur les coteaux parisiens, la voit disparaître ici. Il y avait en effet des vignerons vers 1720-1730 et l’on retrouve leurs petits-fils carriers ou scieurs de pierre à la fin du siècle. Le sol de la campagne est formé de parcelles nombreuses et imbriquées : les grandes propriétés affermées sont toutes formées d’un grand nombre de parcelles dispersées et sont, de ce fait, présentes sur tout le territoire communal ; les terres sont inégales, et beaucoup, surtout sableuses, sont décrites comme médiocres ; de plus, surtout dans la partie ouest, l’actuel Alfortville, elles sont souvent sujettes à des inondations. La très grande propriété domine à la fin du XVIIIe siècle, cinq propriétés ont de 70 à 125 hectares sur le terroir et représentent près des 4/5 du sol repéré par nos sources. En fait six fermiers ou régisseurs exploitent la quasi-totalité du sol arable. Ces propriétés appartiennent toutes à des non-résidents ou à des résidents très occasionnels[10] : le roi a fait acquérir la ferme de Maisonville (environ 124 hectares) dont l’administration est confiée au directeur et aux professeurs de l’École royale vétérinaire.

  1. Gaillard de Charentonneau, ancien conseiller à la Cour des Aides, possède près de 118 hectares et un moulin. Au moment de la Révolution, le château est en mauvais état. M. de Reghat, qui vient d’acquérir une charge anoblissante de Commissaire provincial des Guerres, possède plus de 115 hectares et une vaste demeure, dont la partie subsistante est le seul témoin à Maisons-Alfort de ces belles résidences proches de Paris à la fin du XVIIIe siècle. Le marquis de Chambray, d’une vieille famille de noblesse normande, a une ferme et 93 hectares à Maisons. Enfin, la ferme de l’archevêque, seigneur de Maisons et de Créteil s’étend ici sur 71 hectares 1/3.

Il convient de plus de noter que trois de ces cinq grosses exploitations ont en outre des parcelles sur le proche terroir de Créteil : 41 hectares pour Reghat, 18 pour Charentonneau, 9 pour Chambray. Une exploitation comme celle de Le Chanteur, seigneur du fief de l’Image, si elle ne dispose que de 38 hectares à Maisons, en ajoute 17 sur Créteil. Grande propriété, plus encore grande exploitation : un fermier comme Guillaume François Brisset en cumulant plusieurs fermages fait figure d’un des plus « gros ».

Leur absence ordinaire caractérise ces grands propriétaires et, les formules d’usage expédiées, on ne parle guère d’eux ils ne figurent que très exceptionnellement comme témoins d’actes de catholicité, et encore est-ce par des représentants ; il est significatif que les plaintes du cahier de doléances de Maisons qui présentent une réelle originalité locale ne concernent guère la seigneurie, mais sont autrement véhémentes contre les contraintes et nuisances engendrées par les chasses royales et leurs remises[11].

Les seigneurs et grands propriétaires fonciers quasi absents, la société villageoise est dominée par son clergé et par ses notables. Le clergé maisonnais se compose d’un curé, d’un vicaire et de l’aumônier de l’École royale vétérinaire. Les revenus du curé sont assurés par une dotation de terres de près de 6 hectares, plus quelques menues parcelles à Créteil. Or, on ne peut pas ne pas être frappé par l’importance qu’a eu la personnalité des curés de la fin de l’Ancien Régime sur l’ « esprit public » de la période révolutionnaire surtout, évidemment face à la question religieuse : ainsi à Charenton-Conflans, un curé réfractaire assisté de ci-devant religieuses semble au centre d’une très longue tension ; à Ivry, un curé constitutionnel fervent est défendu par sa population lors de la vague de déchristianisation et cela constitue l’une des plus fortes « émotions » de la proche banlieue ; à Charenton-Saint-Maurice (Charenton le Républicain) on constate la coïncidence entre un curé qui se déprêtrise et un foyer d’agitation anti-chrétienne. Maisons est un cas particulier : le curé Vastel mourut au début de l’année 1789 ; son successeur Flaust, après avoir semble-t-il bien hésité, refusa le serment ; le curé constitutionnel, Martin, était donc aussi un nouveau venu. Il y eut bien un flottement lors de la question du serment plusieurs membres de la municipalité démissionnèrent, mais ultérieurement la question religieuse ne semble pas avoir été au centre des préoccupations maisonnaises. Certes l’église fut saccagée, mais par une expédition de sans-culottes parisiens et si la Commune fait, après cela, déposer sur le bureau de la Convention nationale, le 14 messidor an Il, 157 livres provenant des « restants du fanatisme », il semble bien qu’il faille plutôt y voir un geste de générosité patriotique qu’une marque de l’idéologie « enragée », qui n’eût d’ailleurs guère été politique à cette date… Nous devons toutefois nous rendre compte que si un anti-cléricalisme, voire une déchristianisation forcée sont, semble-t-il accepté, le village se perd dans la politique religieuse de la Convention et que, si pour un philosophe il existe une opposition fondamentale entre le culte de la Raison et celui de l’ « Être suprême », nos villageois n’en voient guère…

Restent donc, dès avant 1789, les notables locaux. Ils appartiennent à deux groupes localement et professionnellement distincts : au village, à Maisons, les fermiers, à Alfort, tête du pont de Charenton sur la rive gauche de la Marne, des négociants en bois et en vin, des aubergistes, le maître de poste et les meuniers, mais ces derniers semblent changer souvent et n’avoir de ce fait qu’un faible enracinement local.

Si l’on examine les nombreux votes de renouvellement des élus locaux en 1790 et 1791, on ne décèle guère de clivage local ou professionnel. Malgré des tensions qu’on est tenté de qualifier de politiques, le groupe reste soudé, la crise qui a accompagné le refus du serment par le curé Flaust ne l’a pas brisé et si les démissionnaires de 1791 ne reviennent pas au tout premier plan, ils sont continuellement chargés de missions civiques de confiance, si bien que lorsqu’en l’an Il un « mauvais coucheur » Antoine Louis Leroy, personnage truculent et querelleur, cherche à nuire au fermier Le Couteux, le plus en vue des démissionnaires de 1791, un véritable front se forme, parmi les modestes comme parmi les puissants.

Derrière ces « riches » villageois, nous trouvons une population à peine plus nombreuse de gens qui vont accéder à des fonctions locales pendant la période révolutionnaire, l’un sera même maire pendant quelques mois en 1793 : Paul Poret que l’on retrouvera garde-champêtre sous le Directoire, était voiturier (de terre précise-t-on à l’époque, car il y a à Alfort des « voituriers d’eau ») ; le maréchal-ferrant du village, Pierre Edme Petiteau, est présent au premier rang pendant près de dix ans, avant de se suicider dans son puits le 18 floréal an VIII. Nous trouvons dans ce groupe les principaux artisans :  boulanger, serrurier, maréchaux (celui du village et celui ou ceux d’Alfort où la route et l’Ecole vétérinaire assurent une nombreuse clientèle hippique) et le maître d’école. Ce personnage, Jean Gabriel Grumeau, qui fut greffier de la commune pendant toute la période révolutionnaire et qu’on retrouva, sous l’Empire, huissier à la Cour de Cassation, pose un problème : il est fils du maître d’école de la commune ; son père a acheté le 21 février 1766 une maison qui sera adjugée 6050 livres le 9 juillet 1786, date à laquelle les frères Grumeau font cesser l’indivision qu’il y avait entre eux depuis la mort du père. Or, Pierre Antoine est marchand de vin et pâtissier, Jean Gabriel maître d’école de la paroisse, c’est Jean Gabriel qui rachète 3025 livres la part de son frère. J’avoue que l’achat de 1766 et le rachat de 1786 ne m’ont guère paru correspondre à l’image que nous avons du magister rural du XVIIIe siècle : je n’ai pas encore trouvé les éléments d’une explication.

 

La population modeste et pauvre de Maisons, quant à elle, demande surtout ses ressources au sous-sol. Au XVIIIe siècle et pendant la première moitié du XIXe siècle, le calcaire du sous-sol de la dorsale entre Seine et Marne fournit une pierre de grain assez fin et facile à travailler qui est utilisée pour faire des chambranles de cheminées. Nombre de gens, plus ou moins modestes, s’activent, les plus aisés comme maîtres carriers. Possesseurs d’un matériel d’exploitation, ils se font bailler par les propriétaires le droit d’extraire des pierres de telle ou telle parcelle de terrain l’étude notariale de Charenton compte nombre de contrats de cette espèce. Les plus nombreux des travailleurs de la pierre sont qualifiés de « scieurs de pierres », la qualification de « tailleurs de pierre » est nettement plus rare. Les « compagnons carriers » semblent constituer dans cette activité la catégorie la plus humble, c’est d’ailleurs la seule où l’on rencontre, à la fin du XVIIIe siècle, quelques analphabètes ; tous les scieurs de pierres et toutes leurs épouses savent signer, ordinairement sans peine, à cette époque. Particulièrement caractéristique un tableau de la famille de feu Louis Bouillet le 8 mars 1785 : seul un fils et sa femme ne savent signer, or ce sont les seuls à ne pas être dans un métier de la pierre, mais journaliers[12].

A l’autre bout de l’échelle sociale, un personnage comme Jean-François Lajoye qu’on voit brasser des affaires à Vincennes et à Maisons, qui possède quelques menues pièces de terre et plusieurs maisons, est qualifié de « maître marbrier », la notabilité de l’homme anoblissant en quelque sorte le matériau… Nous avons par ailleurs noté que quelques familles de « scieurs de pierres » vers 1780 ont des aïeux qualifiés de vignerons vers 1730.

Les actes notariés nous ont par ailleurs fait constater une caractéristique du logement maisonnais à cette époque : les plus aisés des maisonnais possèdent de modestes maisons dans le village qu’ils louent à de nombreux pauvres, souvent pièce par pièce, et eux-mêmes logent dans des maisons de meilleure apparence et qualité dans lesquelles ils sont locataires de propriétaires parisiens.

L’étendue du terroir, la présence d’une demi-douzaine de grosses fermes, supposent, dans les conditions techniques du XVIIIe siècle une main-d’œuvre abondante. Or au cours du début d’exploration des actes de catholicité puis d’état civil auquel je me suis livré, j’ai été surpris par le petit nombre de personnes qualifiées par un métier agricole : journalier, manouvrier, batteur en grange. On rencontre quelques charretiers, deux ou trois bergers, toujours les mêmes, évidemment. Les affaires de justice de paix en font entrevoir davantage. Par recoupement, s’est ainsi dévoilé un pan de la réalité sociale : les grosses fermes fonctionnaient avec un nombre restreint mais non négligeable de domestiques permanents, de l’ordre d’une demi-douzaine, si l’on en juge par les lits rencontrés au cours des inventaires ; ces gens n’étaient pas nés ici, ils ne se mariaient que très rarement et sauf accident, ils quittaient la ferme, soit pour une autre, soit pour rentrer dans leur pays, soit pour chercher fortune ou… naufrage à Paris, si bien que les registres les ignorent. Lorsqu’une affaire de justice ou un accident nous les font rencontrer, ils semblent quasi tous venir du nord de la Bourgogne ou de la Franche-Comté ou du plateau de Langres que les contemporains considèrent comme bourguignon. C’est aussi de ces régions que viennent les nombreux saisonniers qui assurent la moisson, en compagnie des pauvres maisonnais qui doivent alors abandonner les carrières et le sciage des pierres. Ceci nous explique que lorsqu’en l’an Il la réquisition des hommes pour la guerre provoque une pénurie de main-d’œuvre, accompagnée, semble-t-il d’un arrêt des arrivées de Bourguignons (après 1792 les querelles pittoresques entre moissonneurs bourguignons disparaissent des audiences du juge de paix de Charenton), le souci d’utiliser tous les gens valides devient lancinant, si bien que pour garder Chabert, directeur de l’École vétérinaire alors considéré comme suspect, la municipalité cherche le bon citoyen le plus vieux, le plus pauvre et… le moins valide !

Si les fermiers de Maisons reçoivent des Bourguignons, c’est de Normandie et de Picardie que viennent les palefreniers et autres employés de l’École vétérinaire, mais là l’explication est évidente : ce sont vieilles terres de labour au cheval.

L’École vétérinaire joue alors un rôle important dans la vie maisonnaise. Ses dirigeants s’insèrent tout naturellement dans le cercle des notables locaux  Chabert acquiert des terres, fait exploiter, comme directeur de l’École, puis à titre privé, des champs. Chabert et Flandrin, le sous-directeur, sont officiers de la garde nationale. Fils de bourgeois de Boulogne-sur-Mer, Yvart est secrétaire de l’École royale vétérinaire, avant de devenir fermier de l’archevêque en 1789, puis, sous l’Empire, une véritable notoriété agronomique[13]. Les soins apportés à l’amélioration de l’élevage ovin suscitent l’intérêt des fermiers locaux, et, le 30 thermidor de l’an X, la municipalité demande une foire spécialisée pour que les progrès réalisés par l’École profitent à l’ensemble des éleveurs de la région[14].

Les demeures des seigneurs, mais aussi des bourgeois parisiens, demandent des jardiniers. Ces derniers lorsqu’ils ne se succèdent pas de père en fils, se recrutent dans les familles de vignerons des villages voisins.

Comment cette société de grosses fermes et d’exploitation de la pierre, différente de ses voisines nanties d’un nombreux peuple de vignerons, a-t-elle vécu la décennie révolutionnaire ?

Les premiers mois de la Révolution, avec la mise en place d’institutions nouvelles, nous permettent d’appréhender les préoccupations dominantes des Maisonnais, tout au moins de ceux qui se font entendre. Lorsqu’en 1789 est rédigé le cahier de doléances, on suit très visiblement un modèle, on renvoie (article 15) au cahier général de la prévôté de Paris, la note la plus originale étant constituée par l’article 6 qui s’élève contre les capitaineries (de chasse) nuisibles aux propriétés de par les dévastations faites par le gibier. Les représentants locaux à l’échelon du bailliage sont deux des plus notables du village  un fer­mier de Maisons, Guillaume François Brisset qui ne va cesser de jouer un rôle de premier plan pendant les dix années à venir, et un négociant d’Alfort, Jean Antoine Roger qui avait déjà été le mieux élu des membres de l’Assemblée municipale de 1787. Il faut noter que l’on a ainsi élu deux des quatre plus gros contribuables de la paroisse… Roger, dit Roger père sera maire le 7 janvier 1790 ; son fils Edme Christophe (il porte les prénoms de son grand père qui était syndic perpétuel des marchands de bois), dit Roger fils aîné, se retrouve maire pendant la période thermidorienne, puis de l’an VIII à 1813.

Le 29 juin 1790 est officiellement formée la garde nationale, ou plus exactement, on en compose l’état-major. Maisons comptait à l’époque au maximum 900 habitants[15], ce qui représente tout au plus 150 hommes de quinze à quarante-cinq ans, en y comptant les indigents ; on constitue trois unités: une de grenadiers, une de « fuseliers », une de chasseurs. A leur tête : un commandant en chef et un second ; un major et un aide-major ; trois capitaines, trois lieutenants et trois sous-lieutenants, soit 13 officiers. En août 1791 le conseil municipal qui prétend pouvoir rassembler 250 hommes, avoue ne disposer que de 18 « mauvais fusils » et ce n’est que dans l’été 1792 que l’armement est renforcé. En fait on tient à honorer les notables : on nomme commandant en chef le marquis de Chambray, député à l’Assemblée nationale pour la noblesse du bailliage d’Évreux, il est donc nécessaire qu’il y ait un second, ce sera Chabert qui, directeur de l’École vétérinaire, est sur place. Un bourgeois parisien, Oudon est aide-major. Comme on prévoit déjà son refus, on lui élit immédiatement un suppléant, Flandrin, sous-directeur de l’Ecole vétérinaire. On honore ainsi de titres de la garde nationale les notables, même régulièrement absents (ainsi encore M. de Vintimille gendre de Reghat ou M. Pascal, bourgeois de Paris). Les lieutenants, postes qui demanderont peut-être un peu plus d’activité réelle sont par contre confiés à des fils de notables locaux : le fils du défunt fermier de l’archevêque, Coudray ; le second fils Roger, le fils de Lacour, meunier et un professeur de l’Ecole vétérinaire.

Le pouvoir municipal mis en place procède à l’élaboration d’un code de police rurale. Ce texte de juillet 1790 est encore tout plein d’un conformisme d’Ancien Régime, son titre peut d’ailleurs le laisser pressentir :  « Règlement de Police pour la paroisse de Maisons Charenton »…

Les quatre premiers articles sont d’un grand conformisme ecclésiastique : contre les blasphèmes et… l’introduction des chiens dans l’église ; interdiction des jeux dans le cimetière ; fermeture des cabarets pendant l’office divin et respect du repos dominical. Les deux suivants sont empreints de suspicion envers les « étrangers qui ne sont pas d’ici » comme on dirait… puisqu’ils interdisent de loger des mendiants ou vagabonds plus d’une nuit et imposent à l’aspirant résident d’apporter une attestation de la municipalité d’où il vient, à peine d’être traité de vagabond.

Suivent des articles de police municipale classique, concernant la propreté (balayer tous les quinze jours le samedi devant sa porte jusqu’au milieu de la chaussée), les précautions contre le feu, les accidents, en particulier lors des fêtes.

Plusieurs articles concernent la police proprement rurale : contre la pâture par les « habitants des paroisses voisines », sur la responsabilité des maîtres pour les actes de leurs domestiques ; sur la protection des prairies artificielles (nous sommes dans la France agricole avancée). Par ailleurs on maintient fermement la possibilité pour les pauvres de glaner.

A une époque où l’on a de si faibles moyens d’éclairage, obligation de clore les cours et maisons la nuit (9 heures en hiver, 10 heures en été) et de rentrer les troupeaux.

Enfin le souci d’économiser le sol arable fait décider un recensement des chemins et sentiers pour « supprimer les inutiles ».

Je me suis un peu attardé sur ce code de police, car, si les articles liés à la pratique religieuse tombent rapidement en désuétude, ce sont les manquements à tout le reste qui feront l’objet de la plupart des audiences de polices de la justice de paix au cours des années suivantes.

Un des épisodes les plus révélateurs de la réalité de cette société rurale a été l’attitude de la municipalité lorsque furent dénombrés les biens nationaux, attitude surprenante, mais qu’une analyse des pratiques locales permet, peut-être, d’éclairer.

Lorsqu’on étudie l’histoire rurale française à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, le problème des communaux, une fois réglé l’abus du « triage » seigneurial[16], est bien souvent présenté comme un conflit d’intérêts, voire de classe, entre des « gros », propriétaires et fermiers, soucieux d’une agriculture plus efficace et une masse de petites gens n’arrivant à joindre les deux bouts que grâce à l’appoint de quelques bêtes dans le troupeau communal, et ne se départissant de cette position que pour revendiquer un partage égal du sol. Or, à Maisons, les communaux sont importants : en réalité on peut ranger sous ce vocable trois réalités juridiques : des communaux proprement dits, les biens de la fabrique qui seront nationalisés comme biens d’Eglise – ce contre quoi les Maisonnais protesteront – et des indivis entre Maisons et Créteil dans le marais, qui seront d’ailleurs divisés à cette époque. Or, il n’y a pas de troupeau communal, bien qu’une partie importante des communaux soit formée de prairies et de pâtures : les terres sont louées à bail par adjudication, et de même la fauche et la pâture des prés sont adjugées annuellement. Les adjudicataires sont, pour les terres et une partie des prés, nos grands fermiers, pour le reste des prés des aubergistes d’Alfort qui ont à nourrir des chevaux, les leurs ou ceux de leurs clients. Le revenu va à la caisse des pauvres pour les biens de la fabrique, au budget commun pour les terres communales ; il faut souligner que plus de la moitié du budget communal est consacré aux écoles et l’existence d’une école de filles est à mettre en rapport avec le fait que les actes divers ne nous donnent pas un taux bien différent de signatures pour les femmes et pour les hommes, ce qui semble constituer une intéressante originalité, même dans la France instruite de l’époque. Il doit résulter de ces pratiques que les habitants pauvres qui bénéficient des communaux à travers les secours municipaux et l’école de leurs enfants (les pauvres travailleurs de la pierre sont alphabétisés), n’ont pas d’évident conflit d’intérêts avec les fermiers enchérisseurs aux adjudications.

Ces gens aisés mais sans plus que sont nos notables ont sans doute d’emblée compris que les grands biens nationaux ne pourraient que tomber dans les mains de riches parisiens et non dans les leurs (en fait ils n’en ont acquis finalement que des « miettes »), aussi les 5 et 6 juillet 1790, la commune fait connaître son désir d’acquérir des biens nationaux, et de façon considérable. La réalisation ne pourra se faire, la démarche est cependant fort intéressante.

La défense des communaux, les plaintes postérieures pour les ventes imposées par l’État à la fin du Directoire, alors même que les finances locales étaient saines, semblent bien avoir été la position constante à Maisons. Toutefois, il me faut enregistrer une indication divergente : le 15 fructidor an III, la municipalité de Maisons (Edme Christophe Roger est maire, Brisset et Yvart, deux des plus gros fermiers sont officiers municipaux ainsi que Maugis, propriétaire et homme de loi), assigne au tribunal de police de Charenton deux scieurs de pierre et trois journaliers pour avoir empêché, le 29 thermidor, l’adjudication des terres du marais en en réclamant le partage. Il y a donc une revendication de ce type chez les pauvres résidents, – elle me semble, jusqu’à nouvel ordre, isolée et sans doute minoritaire. On peut noter que si le meneur est condamné à dix jours de prison, dès le 18 fructidor, la municipalité de Maisons réclame et obtient son élargissement parce qu’il a quatre enfants en bas âge et n’a pas fini les travaux de la moisson, donc qu’en ces temps de pénurie de main-d’œuvre, la commune a besoin de lui [17]

Comment les Maisonnais ont-ils vécu les mois les plus dramatiques de la période révolutionnaire, de l’été de 1792 à la fin de l’an III ?

Une première remarque s’impose : Maisons semble n’avoir vécu qu’assez indirectement les événements les plus dramatiques de la période ; certes cet effet indirect fut dans certains cas considérable, ainsi l’émigration du marquis de Chambray, celle de Le Chanteur et celle de Vintimille, gendre de Reghat qui lui-même mourut alors qu’il était emprisonné, induisirent des séquestres immenses et la vente comme bien national d’un bon quart du finage. Mais, trop souvent, sous un titre réducteur on mêle dans l’expression Terreur toutes les violences de l’époque révolutionnaire : massacres de septembre 1792, mise hors la loi des émigrés rentrés, cours martiales dans les zones de guerre étrangère ou civile, Terreur proprement dite de l’été 1793 à la fin de l’été 1794, quand on n’y ajoute pas les violences contre-révolutionnaires et la « terreur blanche »… Or ces violences ne touchent Maisons qu’indirectement, et, curieusement, aux deux extrémités du paroxysme révolutionnaire le vicaire réfractaire Dufour est une des victimes des massacres de septembre, bénéficiaire ultérieurement d’une fournée de béatifications[18] ; à peine deux ans plus tard, Deschamps, adjoint d’Hanriot au commandement de la garde nationale de Paris et qui avait loué au domaine le séquestre du fief de l’Image, ci-devant propriété de l’émigré Le Chanteur, fut l’un des guillotinés du 10 thermidor, et de ce fait ses biens furent confisqués. L’ancien curé Flaust, considéré comme émigré, qui avait dû son salut, lors des massacres de septembre à la présence à la prison de la Force d’un geôlier maisonnais s’était alors réfugié en Angleterre où sa trace se perd.

Hormis ces épisodes qui ne touchent pas directement le village, ni ses « indigènes », la fièvre de la période est perceptible sous trois aspects : les conséquences de la guerre, les problèmes de ravitaillement et l’échauffement des esprits.

Nous examinerons d’abord ce premier aspect : les délibérations n’en portent pas trace, mais le caractère du document lénifie très probablement les réalités. Il y a cependant très certainement chez nos notables locaux un désir permanent de s’arranger avec la situation du moment ainsi avons-nous interprété le zèle à offrir les produits « du reste du fanatisme », ainsi se marquent les expressions de satisfaction officielle, aussi bien après thermidor an Il qu’après vendémiaire an III ; d’ailleurs les édiles du XIXe siècle sauront mieux encore féliciter les nouvelles autorités après chacun des changements de régime intervenus. Heureusement pour nous il y a le tribunal du juge de paix à Charenton, et spécialement ses audiences de police : là on vient porter plainte pour injures, menaces, voire coups, or ce genre d’affaires atteint en 1793 une fréquence inhabituelle, et les injures prennent une tournure politique. Certes après coup l’offenseur s’excusera de ce qu’il était « pris de vin », mais a-t-on vraiment plus bu en 1793 et 1794 ? On en peut douter. Ecoutons ces propos : le 16 août 1793, Antoine Louis Leroy a traité Guillaume François Brisset « d’accapareur des bleds ». Pour un gros fermier, notable tant à Maisons qu’au district du Bourg-de-l’Égalité, avouons que l’accusation, même si elle est fausse, a des airs de vraisemblance, mais il l’accuse aussi « d’avoir signé sur la liste civile » alors… A la même audience, Brisset, que son caractère de notable très engagé doit désigner comme cible, se plaint d’avoir été menacé de son sabre et injurié par Gilles Gillet, scieur de pierres, si bien qu’il l’a finalement désarmé et fait jeter à la porte « par ses gens »[19]… Le 6 nivôse an II, c’est le maire, Paul Poret qui revient du Bourg-de-l’Égalité et se fait passer par le passeur du Port à l’Anglais, Lafontaine, celui-ci est « pris de vin » et injurie pendant tout le passage Poret comme simple citoyen, mais aussi comme maire « en le traitant entre autres choses d’agent du cy-devant roi et en disant qu’il ne concevait pas comment on avait pu nommer pour maire un sacré coquin de cette nature ». Le juge enjoindra au passeur « d’être à l’avenir plus circonspect et de ne plus injurier ou menacer aucuns passagers et notamment les fonctionnaires publics qui sont forcés d’user du passage de son bac pour remplir leurs fonctions ».[20]

La machination qu’imagine Antoine Louis Leroy pour faire dérober de la paille et du grain au fermier Antoine Le Couteux par un journalier, si elle ressort d’une traditionnelle rouerie paysanne, s’inscrit elle aussi dans l’atmosphère du moment, car on peut supposer que Leroy espérait quelque impunité en s’en prenant à un démissionnaire lors de la « crise du serment » (cf. supra).

Or, comme par un fait exprès, ces injures à connotations d’actualité disparaissent des audiences dès le printemps de l’an II. On ne retrouve les grands événements que sous forme d’adoucissements administratifs : ainsi le 4 messidor an Il, comme résident à Alfort des ci-devant nobles ne pouvant résider à Paris de par les décrets de la Convention et qui doivent se faire contrôler tous les jours par l’administration communale, le conseil autorise le marchand de vin Santon à les recevoir pour leur éviter le déplacement au greffe de la commune. C’est au cours de la même séance que l’on recherche le plus vieux et le moins valide pour garder Chabert.

Un épisode de justice de paix encore nous fera entrevoir la fête de l’Être Suprême : le 19 prairial, des parisiens « étant descendus dans l’île de Maisons avaient coupé… des ormes ou peupliers et saules qu’ils avaient chargé dans un bâtelet, avaient foulé aux pieds une quantité d’herbes bonnes à faucher… dans l’intention, avaient-ils dit, de quoi se procurer la fête de l’Eternel ». Le juge les condamne à 50 livres de dommages « attendu qu’une fête publique ne peut en aucun cas autoriser les citoyens à dévaster les propriétés des particuliers ».

Autrement plus graves apparaissent les effets de la guerre, mais là encore, nous ne les appréhendons qu’indirectement.

La première question à laquelle on aimerait pouvoir répondre serait : combien de jeunes Maisonnais partirent comme volontaires ou furent réquisitionnés par la levée en masse ? A cette question, il n’est pas possible de répondre : certes nous disposons de la liste des volontaires de 1792 enrôlés le 4 juillet : elle comprend une dizaine de noms neuf sont des jeunes de seize à vingt-deux ans, un ancien marin de trente-cinq ans complète la liste ; le seul dont l’état est indiqué est le charron François Jacquin. A-t-il fait campagne ? En tout cas, en messidor an Il, il est (resté ou revenu ?) à Maisons[21]. Mais dans les mois et les années qui suivent, il est souvent question de secours « aux parents des défenseurs de la patrie », plusieurs affaires d’héritage entraînent des correspondances à la recherche d’un « défenseur de la patrie », tout cela est bien difficile à exploiter d’autant qu’il s’agit d’ordinaire de gens très modestes. Nous devons constater l’importance de la mobilisation de l’an Il à sa principale répercussion : la pénurie de main-d’œuvre que nous avons vue comme principale explication, tant du choix du garde de Chabert que dans la libération du meneur de la contestation des communaux. Nous rencontrons aussi cette mobilisation dans une pittoresque affaire de recherche de paternité où l’on met en cause un charretier parti aux armées à l’automne 1793. Nous devons d’ailleurs penser que l’effet de ces réquisitions explique largement le tarissement du flux des saisonniers, tandis que la situation géographique ajoute aux départs proprement militaires ceux de tous les transporteurs qui suivent les armées, à commencer, avons nous dit, par le maire Poret.

Une autre modification de la vie maisonnaise due à la guerre a été le gonflement des effectifs de l’École vétérinaire et l’installation d’une étape à Alfort. Le chiffre de la population de l’estimation de l’an IV (1050) s’explique par ce double phénomène. Aussi le 8 vendémiaire an III Chabert qui a déjà obtenu du district la disposition des écuries des émigrés Chambray et Le Chanteur, ainsi que de la maison de Reghat, demande en plus l’usage de la maison de Chambray et de l’orangerie de Reghat pour loger les élèves la Convention cherche à fournir aux armées des vétérinaires.

Nous avons vu que le maire, Paul Poret, voiturier est parti accompagner les armées, il y resta assez longtemps, puisque le 3 brumaire an III il était à Saint-Mihiel d’où il avait envoyé des pouvoirs à sa femme pour le représenter en justice le premier pluviôse[22]. Mais pour les contemporains le problème angoissant c’est celui du ravitaillement, des « subsistances », la guerre ne fait que le rendre plus grave, et j’avoue que la lecture des délibérations municipales en l’an Il m’a rappelé une période où par-delà les nouvelles des combats, on se précipitait sur celles du ravitaillement dans les mauvais journaux des années noires…

Pour comprendre les termes dans lesquels se posait le problème des subsistances, il faut d’abord considérer que nous sommes dans une commune essentiellement productrice de céréales, de « bleds », mais située tout près de Paris et sur deux routes qui servent aux troupes en mouvement, avec de plus à Alfort un double foyer d’administration militaire : l’Ecole vétérinaire et l’étape. Tout cela signifie que la réquisition atteint ici son efficacité maximale. Si les aisés et une partie des travailleurs trouvent dans leur activité le pain assuré, une partie considérable de la population a des ressources quasi totalement séparées de la production céréalière : les fermiers certes sont surveillés, mais ils sont indispensables et tiennent l’administration locale ; les moissonneurs, les batteurs en grange, les meuniers, le boulanger sont rémunérés en partie au moins en nature ; on peut faire confiance aux artisans liés à la vie du village pour qu’ils aient fait de même (maréchaux, charrons, serrurier, maçons…). Mais les autres ? les scieurs de pierre à qui le coup de main à la moisson n’a rapporté que quelques mesures de grain ? les « pauvres veuves » ? les femmes et les vieux parents des « défenseurs de la patrie »? Or la réquisition pour Paris et pour les armées ne laissent pas sur place de quoi nourrir correctement la population, d’autant que la commune ne dispose pas de marché, si bien que la « cherté » accompagnée des accusations d’accaparement et de spéculation hante les dures années que sont l’an Il et l’an III, plus encore que les précédentes et les suivantes.

Expliquons d’abord les conditions du fonctionnement du marché des céréales à l’époque : il nous paraît normal que les craintes de pénurie, donc de hausse des prix, se fassent sentir au printemps, moment ou la baisse des réserves et leur meilleure évaluation dissipe les espérances et montre le terme des sécurités alimentaires ; plus curieuses nous semblent les pénuries au lendemain de la moisson ou au cœur de l’hiver, c’est que nous oublions les conditions techniques de l’époque le battage en grange se fait progressivement, une fois la récolte rentrée, les exigences des autorités sont âpres pour assurer le pain à Paris et aux armées, tandis que la pénurie de main-d’œuvre ralentit l’opération, si bien que thermidor an Il est difficile : les gerbes qui s’accumulent dans les champs ne font pas le pain d’aujourd’hui ! Les pénuries d’hiver sont souvent liées à la sécheresse ou au gel car l’insuffisance de l’eau courante bloque les moulins et les bateaux : une belle récolte peut être pendant quelques semaines inaccessible ou inutilisable…

Alors les populations sont saisies par une hantise de manquer qui n’a rien d’imaginaire, et secourir les pauvres est à la fois un devoir civique pour les administrateurs et une nécessité politique pour prévenir les troubles.

Une question de droit se pose en termes nouveaux, celui du droit de glaner. Pour nos ruraux, riches, moyens ou pauvres, au début de la Révolution, la question ne se pose pas le règlement de police de 1790, article 16 précise : on ne devra pas mettre les champs en pâture ou retourner la terre avant 48 heures après l’enlèvement des grains « afin de laisser le temps aux pauvres habitants de glaner ». Or voici que sous le Directoire, de nouveaux propriétaires opposent leur droit à l’usage, et le 15 fructidor an V, le juge, perplexe, « arrête que sur la question qui divise les parties, il en sera référé au ministère de la Justice à l’effet de solliciter du corps législatif une loi qui ne laisse plus lieu à incertitude tant pour le glanage, râtelage de grappillage que pour l’exercice de la vaine pâture »[23]

Dans les périodes les plus critiques, les autorités locales font appel à l’échelon supérieur : bien instructive de ce point de vue l’activité municipale en thermidor an Il : pénurie de main-d’œuvre, demandes de l’État, tension du moment, l’heure est aux mesures d’exception : le 17 messidor il est décidé d’interdire de glaner aux personnes de quatorze à soixante ans qui sont toutes réquisitionnées pour la moisson ; par ailleurs on ne délivrera pour le moment qu’un pain par ménage. Comme un convoi de riz est arrivé dans les ports et que le district en distribue aux communes, Brisset est envoyé le chercher au Bourg-de-l’Égalité. Certes la commune exécute les ordres de la Convention et la municipalité assure une permanence pendant les journées dramatiques des 9 et 10 thermidor, mais on a vraiment l’impression que Brisset et son riz occupent plus les esprits que Robespierre et ses adversaires…

Dans les mois suivants, la situation empire. Le 2 pluviôse an III, le comité de bienfaisance de la commune, normalement composé de deux personnes est doublé et on le renforce de quatre citoyennes, plus spécialement chargées de secourir les pauvres veuves ; la municipalité écrit aux propriétaires non résidents pour qu’ils soient généreux : on relève parmi eux d’anciens bourgeois de Paris et les nouveaux acquéreurs de biens nationaux. Le 20 germinal, la commune décide d’utiliser comme semence les six septiers de blé et celui d’avoine saisis après l’exécution de Deschamps, elle les restituera à l’État après la récolte. Le même jour, il est décidé que le garde-moulin d’Alfort, Rheims, vendra « les pourritures de blé et des criblures » le 24 germinal après annonce au son de la caisse.

Tandis qu’à Paris se déroulent les journées de la faim de germinal et de prairial, notre canton connaît les plus gros incidents de toute la période. Le 29 floréal an III, un bateau de vivres est pillé au port des Carrières à Charenton, et le 3 prairial, des pauvres, surtout des femmes, attaquent une voiture de farine à Créteil. Le 15 du même mois, le tribunal les condamne, mais légèrement, car il reconnaît que « s’ils se sont portés à de pareilles extrémités c’est que manquant absolument de pain et réduits à manger de l’herbe connue sous le nom de salsifis sauvage, ils y ont été entraînés par la faim qui les dévorait ».

Le drame de l’an III est encore mieux révélé par la mortalité, telle qu’elle ressort des registres de l’état-civil.

Alors que le nombre des décès se situe en moyenne à 25 par an entre 1785 et l’an Il, avec deux pointes, en 1785 (34) et en 1792 (40) et des creux de 18 en 1786 et en 1791, il atteint 49 en l’an III.

Pendant toute la période, la mortalité des petits enfants concerne plus de la moitié des décès (sur un total de 252, 134 enfants de moins de six ans). C’est cette hécatombe de jeunes enfants qui explique d’ailleurs les 40 décès de 1792 (25 moins de 6 ans sur 40) Or ce n’est pas ce qui se produit en l’an III ; certes le chiffre des jeunes morts est élevé : 16, mais il n’a rien d’exceptionnel : 1788 et 1790, années que l’on peut considérer comme moyennes l’avaient égalé ou dépassé. Signalons d’ailleurs qu’il serait hasardeux de faire une comparaison trop rigou­reuse entre le nombre des naissances et celui des décès de jeunes enfants, car nombre de ces petits morts étaient des nourrissons placés à Maisons : dans l’exemple de l’an III, il s’agit de 7 sur 16.

Le phénomène caractéristique et catastrophique de l’an III est la mortalité des jeunes et des adultes : 24 personnes de six à soixante ans, alors que depuis 1785, la dizaine de morts de ces catégories n’avait été atteinte ou dépassée que deux fois (maximum, 12 en 1789). De son côté la mortalité des personnes âgées de plus de soixante ans est forte : 9, c’est le maximum de 1785 qui n’avait plus été atteint depuis. Hommes et femmes sont à peu près également frappés.

Pourtant l’an III avait bien commencé l’automne de 1794 et les débuts de l’hiver sont doux aux pauvres maisonnais : 4 décès de vendémiaire à fin nivôse, la fin de l’hiver et les débuts du printemps présentent une mortalité très forte : 17 décès en quatre mois, mais c’est prairial qui voit le sommet de la catastrophe : 11 morts dans le mois ! encore 7 en messidor et 5 pour les deux derniers mois de l’année républicaine. On mesure ainsi la détresse alors ressentie…

Ainsi pour les habitants de Maisons comme pour bien d’autres, l’horreur de la période révolutionnaire, ce fut l’an III, ce moment que certains montrent, à travers la lorgnette des Incroyables, comme le retour d’une certaine joie de vivre.

Les années suivantes se caractérisent pour nous d’abord par la disparition d’une source précieuse  sous le Directoire, il n’y a plus de municipalité à Maisons-Alfort, puisqu’avec le système des municipalités cantonales, c’est à Charenton que siège le pouvoir local. Je n’ai pas pu m’enquérir de ses possibles archives. Le 3 pluviôse an IV, Guillaume François Brisset, agent municipal, reçoit les pouvoirs et les archives. Le registre des délibérations ne sera pas repris après le retour aux municipalités communales en l’an VIII et servira à la notation de certains actes administratifs : patentes, ports d’arme, permission de chasser, passeports intérieurs. Heureusement un dépôt de la commune aux archives du Val-de-Marne donne les conclusions d’une réunion extraordinaire du Conseil municipal le 30 thermidor an X qui expose la situation de la commune appauvrie par la vente de biens communaux et qui signale même qu’elle devra désormais louer le presbytère pour loger le desservant, aux termes du Concordat ! C’est au cours de cette réunion que Maisons réclame une foire aux bestiaux en liaison avec les travaux d’amélioration de la race ovine par l’École nationale vétérinaire.

Si nous trouvons dans les archives de la justice de paix mention de la mort naturelle d’Antoine Le Couteux (15 vendémiaire an VII)[24] et du suicide de Pierre Edme Petiteau le 13 floréal an VIII[25], nous ne voyons plus guère de ces affaires à connotation d’actualité que nous rentrions naguère ; on semble être retourné à une certaine quotidienneté villageoise, longtemps troublée cependant par les errements monétaires de la période. Mais ceci exigerait une étude particulière qui reste à entreprendre.

Le maire, pendant toute la période consulaire et impériale est Roger fils, c’est-à-dire l’un des notables quasi inamovibles de la commune. En 1813 commence un autre règne, jusqu’ici inégalé sur le territoire de l’actuel Val-de-Marne : Dodun de Keroman, fils d’un administrateur de la Compagnie des Indes d’origine bourguignonne, officier sous la République, diplomate sous l’Empire, acquiert le domaine de Château-Gaillard et est nommé maire. Il le restera jusqu’à sa mort en 1855, ayant dirigé Maisons-Alfort d’un Empire à l’autre, à travers les bouleversements politiques du siècle.[26]. Mais il représente une réalité sociale nouvelle un propriétaire résident, si bien que le pouvoir municipal lui-même échappe à nos notables locaux, ce qui est une nouveauté, tant par rapport à la période de la Révolution que même par rapport à la réalité vécue à la fin de l’Ancien Régime.

Jean BESSON.

[1] Le plus intéressant (anciennes archives de la Seine DQ 10-860 pièce 115) : achat (de la ferme de Maisonville par Godard Dancourt le 13-9-1791 pour 230000 livres et pièces 116 à 121, vente des petits lots achetés par Brisset, fermier (10 arpents) et Sannegon aubergiste (19 arpents 1/2). Voir aussi DQ 10-264 et 284. Rappelons que les biens de première origine sont ceux du Domaine et ceux de l’Eglise, et que ceux de seconde origine proviennent de la confiscation des biens des émigrés et de ceux des condamnés à mort.

[2] Arch. dép. Val-de-Marne, étude 126.

[3] Id., 4 U 139 à 292.

[4] Arch. nat. N IV Seine 6.

[5] Dépôt des communes aux Arch. dép. Val-de-Marne, 1 S 208.

[6] Id., 1 S 294.

[7] Id., 1 S 192.

[8] Id., 1 S 181.

[9]  Aux Archives municipales de Maisons-Alfort.

[10]  Calculs effectués à partir des documents cités aux notes 1 et 4 à 8 sur la base de l’arpent de Paris (34, 19 a). La précision de la mesure est donnée par le document 1 S 181. Le document 1 S 202 qui décrit les biens de Mme de Montbrun en 1791 précise même les surfaces en « arpents du lieu » et donne leur équivalent en arpents du roi (de 51,07 a).

[11]  Registre de délibérations.

[12]  Arch. Dép. Val-de-Marne, étude 126, 8 mars 1785.

[13]  Mentionné dans Voyage pittoresque, anecdotique et statistique sur les bords de la Seine depuis Paris jusqu’à Montereau, Paris, 1846.

[14]  Arch. dép. Val-de-Marne, dépôt des communes :1 S 228.

[15] . DUPÂQUIER in Paroisses et communes de France, région Parisienne, Paris, 1974, donne les évaluations suivantes : 1788 : 152 feux dont 122 masculins ; an IV : 1050 habitants ; 1801 : 784 ; 1806 : 903 ; 1817 : 762.

[16]  Attribution au seigneur du tiers communal.

[17] Arch. dép Val-de-Marne, 4 U.

[18] Pour tout ce qui concerne le clergé maisonnais, pendant la Révolution, je me suis référé à l’abbé Carré (Arch. de Paris, série 36 Az), son travail est remarquable, même s’il est empreint d’un esprit ultramontain, très hostile au clergé constitutionnel dont l’abbé Martin fut, dans la lignée de Grégoire, un digne représentant.

[19] Arch. dép. Val-de-Marne, 4 U 179

[20] Id., 4 U 179.

[21] Registre des délibérations 1787-1792 et Arch. Dép. Val-de-Marne, 4 U 141.

[22]  Id., 4 U.

[23]  Id., 4 U 144.

[24] Id., 4 U 227.

[25] Id., 4 U 230.

[26] G. BLANC-CESAN, Les maires du Val-de-Marne…, dans P. I. F., t. 38**, 1987, p. 77

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