SOUVENIRS pour mes ENFANTS et mes PETITS ENFANTS.
VICE AMIRAL GODIN 1838-1932
Épisode 1 – La glace et le choléra****
Nous sommes une famille militaire. Dès 1786 date de l’entrée au service de mon grand-père paternel [1] jusqu’en 1903 où j’ai été atteint par la limite d’âge, l’un de nous au moins a toujours été sous les drapeaux, sauf de 1845 à 1853, entre l’admission à la retraite de mon père [2] et mon entrée à l’Ecole Navale.
Pendant une partie des guerres du Premier Empire, mes deux grands-pères [3], mon père et ses frères servirent comme officiers dans le même régiment de cavalerie, tous furent blessés, quelques uns plusieurs fois.
J’ai entendu dans mon enfance beaucoup de récits de guerre. Les acteurs de l’épopée Napoléonienne étaient moins sobres de souvenirs que ceux de la grande guerre de 1914 ; cela tient peut-être à ce que du temps des premiers on faisait encore souvent « la guerre en dentelles », tandis que pour les seconds la guerre ne rappelle que des visions d’horreur.
Mon père alors chef d’escadrons épousa en 1832 la fille [4] de son ancien compagnon d’armes dont il eut deux enfants : mon frère [5] en 1833 et moi en 1838. Nous eûmes le très grand malheur de perdre ma Mère huit mois après ma naissance à WISSEMBOURG où mon Père était Commandant de place ; elle n’avait que 27 ans! Les souvenirs de mes parents qui me parlaient très souvent d’elle, de nombreuses lettres adressées à mon Père, à sa sœur [6] ou à des amis, que je possède encore, m’ont permis de constituer dans mon esprit la haute personnalité morale de ma Mère, pour qui j’ai une grande vénération que mes enfants partagent. L’extrait suivant d’une lettre à des amis intimes de la famille, à ma Tante écrite un mois avant la mort de ma Mère, fait d’elle un portrait émouvant – « Si vous voyiez cette pauvre figure, si frêle, si amaigrie, vous auriez peine à y retrouver les traits et l’expression si pleine de finesse et de bonté, et de douceur de votre pauvre Sœur »… La nature qui lui a donné un cœur si bien placé, un courage d’homme dans un corps si frêle, un sentiment si exquis de ce qui est beau, noble et délicat ne fera-t-elle pas de nouveaux efforts pour sauver cet ange descendu du ciel !
Ma Mère était pieuse, je suis sûr qu’elle est près de Dieu et qu’elle a veillé sur moi dans les circonstances où j’ai couru quelque danger.
Je fus donc élevé pendant mes premières années par sa nourrice et mes bonnes alsaciennes. Mon Père [7] pris par son service militaire n’avait pas le temps de s’occuper beaucoup de moi; aussi quand je commençais à parler ce fut en allemand, je ne savais que quelques mots de français, mais jasais paraît-il très clairement en allemand. Aussi en 1843 mon Père me conduisit à Versailles où était fixé mon grand-père maternel [8], avec sa fille, sœur cadette de ma Mère; mon frère aîné était déjà près d’eux. Ces excellents parents se chargèrent de mon éducation et la conduisirent jusqu’à mon entrée au collège de Versailles en 1848. Je leur dois une grande reconnaissance car ils m’apprirent à travailler et me donnèrent les principes de morale qui m’ont guidé dans la vie, s’efforçant de développer en moi le sentiment du devoir que ma Mère avait à un très haut degré. La grande douceur de ma Tante tempérait ce que la méthode d’instruction de mon grand-père avait parfois d’un peu sévère. C’était un lettré, latiniste distingué, admirateur des philosophes du XVIIIème siècle : Voltaire, Rousseau et autres. Ma Tante était très pieuse, elle m’a donné les principes religieux que je n’ai pas oubliés, car après une longue éclipse je les ai mis en pratique de nouveau. La chère Tante Célestine a été notre seconde mère; nous souhaitions sa fête le 19 Mai. Nous avons eu le grand malheur de la perdre en 1874 [9], alors que mon frère et moi étions loin de FRANCE, lui en Cochinchine, moi en Chine. La chère Tante a dû bien souffrir de ne pas nous avoir près d’elle à ses derniers moments.
Dès l’âge de 12 ans je voulus être marin; j’entendais souvent parler dans la famille d’un Oncle [10], frère de ma Mère, mort à 18 ans à TOULON d’une maladie épidémique en 1831 au retour de l’expédition d’ALGER, étant aspirant de 1ère Classe. Un de ses amis d’enfance était dans la Marine et devait y guider mes premiers pas [11].
Je travaillais bien, avais de bons professeurs et fus reçu à l’Ecole Navale dans un très bon rang en 1853; je n’avais pas 15 ans et n’étais resté à l’Ecole qu’un an à cause de la guerre de CRIMEE[12], je me trouvais avant 16 ans livré à moi-même et appelé à commander des hommes. C’était un peu tôt. Je remercie Dieu de m’avoir préservé des quelques mauvais exemples que j’ai eu sous les yeux. Quant au commandement, je m’y fis rapidement grâce à quelques bons conseils, peut-être aussi à un peu d’atavisme. Je me suis fais marin sans avoir vu la mer et si j’ai eu en connaissant le monde quelques moments de découragement, je n’ai jamais regretté d’avoir choisi cette carrière.
A ma sortie de l’Ecole Navale en Juillet 1854, je fus envoyé de BREST à TOULON pour être dirigé ensuite sur l’Escadre de la mer Noire; je passai par Versailles où mon Père s’était fixé et remarié après son admission à la retraite [13] et je dis adieu à tous mes parents. J’étais très fier de mon uniforme d’aspirant de 2ème Classe [14] et ne quittais pas mes aiguillettes d’or et soie bleue. Complètement imberbe je paraissais encore plus jeune que mon âge. La Marine était alors moins connue qu’aujourd’hui, même à PARIS; étant allé un soir à l’Opéra Comique avec mes camarades, nous entendîmes dire autour de nous étions « des pages de la Maison de l’Empereur ».
Le voyage de PARIS à TOULON était un peu compliqué : le chemin de fer n’étant pas terminé entre LYON et AVIGNON, ni entre MARSEILLE et TOULON. On descendait le Rhône en bateau de LYON à AVIGNON où l’on reprenait le train jusqu’à MARSEILLE; l’on couchait dans le train pour prendre le matin suivant la diligence pour TOULON. Je descendis à MARSEILLE à l’hôtel Beauvau, place de la Bourse. Comme il faisait très chaud (c’était au commencement d’août) je voulus prendre une glace avant de me coucher – « Une glace : pas du tout, me dit la maîtresse de l’hôtel, est-ce que vous croyez que si votre Maman était ici elle vous permettrait de prendre une glace ? Je vais vous donner une tasse de thé cela vaudra bien mieux. » – Je fus très humilié : on me prenait pour un gosse !
Le lendemain matin à mon départ cette bonne marseillaise m’apprit qu’il y avait de nombreux cas de choléra dans cette ville, c’est pour cela qu’elle m’avait refusé une glace, elle ne l’avait pas dit la veille afin que je dormisse tranquille, je l’en remerciais vivement.
[1] Claude Nicolas GODIN (1757-1847) Chirurgien Major, fils de Nicolas GODIN et de Jeanne Claude PAGUET[2] Joseph GODIN (1785-1876) Capitaine, Chef d’escadron et Commandant de la place de Wissembourg.
[3] Claude Nicolas GODIN et Valentin WEIGEL (1774-1861).
[4] Gérardine WEIGEL fille de Valentin et de Jeanne Judith Amélie VAN DICK (1785-1817).
[5] Alfred GODIN (1835-1901) Général de Brigade en 1886, a épousé Louise CHANTEPIE en 1866.
[6] Célestine WEIGEL (1816-1874) soeur cadette de Gérardine, célibataire.
[7] Joseph GODIN (1785-1876), Commandant de la Place de WISSEMBOURG depuis 1838, marié à Rennes en 1832 puis veuf de Gérardine en 1839, Officier de la Légion d’honneur en 1843
[8] Valentin Joseph WEIGEL (1774-1861) veuf de Jeanne Judith Amélie VAN DICK depuis 1817.
[9] Célestine, soeur cadette de Gérardine, née le 7-9-1816 à Villeneuve-le-Roi (aujourd’hui Villeneuve-sur-Yvonne) au Champ du Guet, décédée à 57 ans le 20-04-1874 à Versailles.
[10] (Valentin) Alfred WEIGEL né en 1813 à Saint-Germain-en-Laye, élève à bord de la frégate La Meuse, en quarantaine au port de Toulon, succombe en avril 1834 suite à une éruption de rougeole qui s’est aggravée et compliquée. Entré au Lazaret de Toulon le 9 avril décède le 10. (acte de décès en mairie de La Seyne)
[11] Il s’agit du Vice-amiral de la RONCIERE. Henry GODIN rencontrera sa future femme Marie LeBRETON chez la soeur du Vice-amiral en 1880. Dans la famille de la RONCIERE citons aussi le Général Clément de la RONCIERE. Valentin Joseph WEIGEL grand-père de Henri GODIN et qui fut l’aide de camp du Baron de la RONCIERE en 1813 à l’école de cavalerie de Saint-Germain-en-Laye.
[12] Guerre de Crimée (1854-1855) opposant la Russie aux forces franco-angalises, alliées de la Turquie.
[13] Le second mariage de Joseph GODIN (1785-1876) eut lieu le 12-12-1848 à Versailles avec Elisabeth Mariie SCHWOB (1789-1876), veuve de Victor ROMBOCOLI-RIGGIERI.
[14] Aspirant de 2e classe le 21 juillet 1854.
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Souvenirs écrits vers 1920 à Toulon.
Le texte retrouvé était dactylographié, la conversion sous Word, le découpage en épisodes ainsi que les notes ont été réalisés par Joël BACQUER.
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Lire les épisodes suivants :
GODIN (002) – 1854-1862
GODIN (003) – 1862-1864
GODIN (004) – 1864-1872
GODIN (005) – 1872-1880
GODIN (006) – 1880-1884 – Le Mariage
GODIN (007) – 1884-1893 – Ses filles
GODIN (008) – 1893-1911 – Vice Amiral
GODIN (009) Poitiers 19 novembre 1855
GODIN (010) Wissembourg 27 novembre 1838