Extrait de : « PARIS DANSANT » 1845
Physionomie générale des bals publics
La grande-chaumière, la chartreuse, le Prado, Valentino, Mabille
Parmi les bals publics, il en est un fort aristocratique, le Ranelagh, qui s’ouvre en été tous les jeudis soirs, auprès du bois de Boulogne ; les cavaliers y payent trois francs d’entrée, les dames sont imposées à un franc par tête, contrairement au galant usage, qui leur ouvre gratuitement les autres bals, attendu qu’elles contribuent par leurs charmes et leur parure à l’attrait de la fête. Si vous ajoutez que l’on ne saurait aborder le Ranelagh sans voiture, à cause de la distance qui le sépare de Notre-Dame-de-Lorette comme du quartier latin, vous comprendrez que ce séjour n’admet qu’une classe de danseurs et de danseuses privilégiée par la fortune.
Un autre bal, non moins excentrique, mais peut-être plus attrayant, c’est Tivoli qui vient de ressusciter sous le nom de Château-Rouge, au bruit des fanfares et à la lueur d’un feu d’artifice étoilé.
Parmi les bals à bon marché, il en est plusieurs où l’honnête homme peut entrer sans crainte de se déconsidérer ; ce sont les bals qui, par leur situation et par suite de vieilles habitudes, sont devenus la propriété, à peu près exclusive, des étudiants, classe instruite, intelligente, bien née, que la société met chaque année en coupe réglée pour en tirer des professeurs, des membres de l’Institut, des avocats , des députés, des ministres.
Les bals réservés à l’étudiant sont, la Grande-Chaumière, ouverte l’été seulement ; le Prado qui se divise en deux établissements, Prado d’été et Prado d’hiver ; la Chartreuse qui sait approprier le même local aux exigences des deux saisons, en ouvrant ou en fermant les portes, qui font communiquer son jardin et sa rotonde.
Entre le Ranelagh, où l’étudiant ne va presque jamais et ses bals attitrés où on le rencontre toujours, se place un bal intermédiaire, qui ne coûte pas trois francs comme le Ranelagh, ni un franc seulement comme la Grande-Chaumière, qui n’est pas situé pour les convenances du quartier latin, ni pour celles de la Chaussée-d’Antin et de la Banque : bal intermédiaire sous tous les rapports, où la population des étudiants se retrouve, mais non plus dominante, mais mêlée à d’autres éléments qui représentent la population de tout Paris. Ce bal a deux faces comme Janus ; l’hiver, il est établi dans la rue Saint-Honoré, et s’appelle Valentino ; l’été, il va dresser sa tente aux Champs-Elysées et prend le nom de Mabille, nom prédestiné à la danse et qui s’est déjà illustré dans les ballets de l’Opéra.
M. Mabille, propriétaire de l’établissement, mort il y a peu de temps, était un professeur de danse émérite. C’est sa veuve, toute vêtue de noir, assise à l’entrée du jardin, dans un bureau grillé, qui daigne distribuer elle-même les cartes d’entrée. Les fils de M. Mabille ont hérité en même temps de son bal et de sa vocation chorégraphique.
A tous les bals publics on trouve des lanternes extérieures, un bureau grillé pour prendre les billets, un orchestre, un estaminet, car il est peu de dames parmi les habituées qui refusent le cigare, et, lorsqu’elles éprouvent le besoin de se rafraîchir, leurs lèvres délicates n’ont aucune répugnance pour l’eau-de-vie. Presque partout vous verrez une roulette où chacun est libre de perdre quelques macarons.
Comme caractère général, notons la présence des inspecteurs de police, des gardes municipaux et des sergents de ville. Nous apprécierons ensuite avec détail la physionomie de la Grande-Chaumière, de la Chartreuse, du Prado, de Valentino et de Mabille.
La danse qui règne dans tous ces lieux est la même ; c’est la contredanse ornée de geste, de sauts, de trémoussements, de tortillements, de trépignements, de contorsions, d’ondulations de tout le corps qui varient suivant l’inspiration de chacun, et qui deviennent de plus en plus expressifs à mesure que le regard du municipal se détourne ; c’est la valse qu’on exécute en tenant sa valseuse par les épaules ou par la tête ; c’est la polka saluée par des hurlements de joie. La polka ne s’est propagée que lentement dans les bals publics ; les leçons de Laborde et de Cellarius étaient trop chères pour les habitués ; l’année dernière, j’ai vu tel jour à la Chaumière où l’air de la polka nationale (de quelle nation ?) a été joué deux fois avant de déterminer un seul couple à se lancer dans l’arène. Depuis on s’est risqué sans mesurer ses forces ; naguère encore, au jardin Mabille, quand retentissait la polka, un groupe confus, inextricable, tournait autour de l’orchestre en sautant à cloche-pied. Cela s’appelait polker !… Mais depuis que Mlle Clara Fontaine, la reine des étudiantes, s’est fait inoculer la science de Cellarius, et qu’elle en a donné des leçons chez elle, rue de Provence n°6, le public mabillien s’est formé rapidement. Il tient maintenant le canevas de la polka, même il y brode des dessins de fantaisie qui ne sont pas sans charme pour l’observateur.
Dans tous les bals que nous venons de nommer, la danse est la même, et l’on chercherait vainement à distinguer chaque localité par des nuances. Nous l’avons dit, le plus ou moins de verve et d’excentricité dépend du nombre et de l’attention des gardes municipaux et des sergents de ville. Au milieu de ces joies en ébullition, l’homme de police est un alliage réfrigérant qui produit plus ou moins d’effet suivant la dose.
Adhérent-CGMA-Sylvie-R-152
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