Départ de la chaine (1836)

DÉPART DE LA CHAINE

   Ce devrait être un triste spectacle que le départ d’une chaîne de forçats. Elle ne devrait rencontrer sur son passage que des visages péniblement affectés, des physionomies chagrines ! Mais point du tout ; la multitude profite de cette solennité pour se livrer à des émotions inaccoutumées : elle afflue avec un empressement vraiment étrange ; elle recueille tous les récits avec avidité et les dénature pour les rendre plus piquants. On se donne rendez vous à la plaine de Bicêtre pour jouir en commun de cet appareil dramatique comme on se donnerait rendez vous au Champ-de-Mars s’il s’agissait d’une revue des troupes.

Le public a été heureusement privé cette année d’une scène à laquelle il attachait beaucoup d’importance et de curiosité, celle du ferrage des forçats ; il serait bien désirable, pour la moralité publique, qu’on trouvât un moyen d’opérer le départ de la chaîne en secret et de nuit.

Toutes les demandes qui avaient été adressées à M. le préfet de police pour obtenir l’entrée des cours de Bicêtre et assister à la cérémonie du ferrement ont été repoussées. Cette opération qui a eu lieu hier dans la journée, pour tous les condamnés, n’a été pratiquée à l’égard de l’abbé Delacollonge qu’au moment du départ. Personne n’y a été admis, excepté M. Allard, chef de la police de sûreté.

Dès trois heures du matin, la foule se dirigeait vers Bicêtre ; quelques personnes ont passé le nuit dans les champs, de peur de ne pas arriver assez tôt. Bientôt il n’y eut plus possibilité de circuler aux abords de la prison ; les voitures arrivaient de toutes parts, et les tapissières, garnies de troupes joyeuses qui échangeaient de ces propos grossiers qu’on entend qu’au carnaval ; parquaient sur la grand route. Les piétons, impatients, fatigués, étouffés par la poussière et la chaleur, prirent le parti de bivouaquer sur les blés et les prairies. A la gaité qui régnait dans ce camp improvisé, on eut dit une fête nationale.

Enfin, à 9 heures, des battements de main se font entendre. Les portes de Bicêtre roulent sur leurs gonds, et le cortège se met en route au milieu d’une escorte de maréchaussée et d’une escouade de sergens de ville.

Sept grosses charrettes formaient le convoi. Les forçats, couverts de haillons, étaient placés sur deux rangées, dos à dos, la face tournée vers les spectateurs ; assis au bord de la charrette et sur de la paille, ils avaient les jambes pendantes et les bras appuyés sur un accotoir de bois. Une courroie les fixait à cette barre, afin de les empêcher de tomber au premier cahot de la voiture.

La plus grande partie de ces malfaiteurs étaient des hommes âgés . Ils insultaient à la multitude, et des cris forcenés s’échappaient de plusieurs voitures.

François, le complice audacieux de Lacenaire, cherchait surtout à se faire remarquer par des apostrophes graveleuses et un rire frénétique. Il adressait aussi de burlesques paroles à son compagnon Michel.

Un jeune homme nommé Magné, et qui a déjà subi cinq ans de travaux forcés, bien qu’il ait 25 ans à peine, affectait aussi beaucoup d’effronterie et d’insolence.

Le nommé Mercier, condamné à 20 ans de travaux forcés pour vol qualifié, paraissait fort affecté et abattu. Il a déjà tenté deux fois de se détruire depuis sa condamnation, et à peine s’il est remis des effets de l’opium qu’il a pris avant-hier en assez grande quantité. Il souffrait d’autant plus qu’il se trouvait accollé à un compagnon qui fumait avec effronterie le tabac dont M. Champion, l’homme au petit manteau bleu, lui avait, disait-il, fait cadeau pour le récompenser de l’injustice de la justice.

L’abbé Delacolonge, que chacun cherchait avec curiosité, semblait résigné et avait la figure en partie couverte par un bonnet de soie noire.

Ce mode public de transfèrement a quelque chose de pénible quand on songe que les malheureux repentans ou timides sont exposés à toutes les insultes de la populace et à celles de leurs camarades qui les prennent pour un objet de risée, et trouvent là occasion d’afficher un cynisme révoltant. N’y aurait-il pas moyen de le réformer ou de couvrir au moins les charrettes ?

La chaîne a suivi l’avenue de Bicêtre et celle de Paris, puis, tournant à gauche par le chemin de ronde, elle a du gagner dans cet après-midi la plaine de Saint-Cyr. C’est là qu’on fouillera les forçats et qu’ils feront leur première étape. Beaucoup de curieux, afin de remplacer l’entrée dans la cour de Bicêtre dont ils ont été privés, et de jouir d’un supplément de spectacle, se sont immédiatement transportés sur ce point. Le cortège se remettra demain en marche et se dirigera sur Brest.

Depuis fort long-temps la chaîne n’a été si nombreuse. On y compte 171 condamnés dont voici la classification criminelle : 183 voleurs, 28 assassins, 37 pour meurtre et homicide, 11 coupables d’attentat à la pudeur, 16 incendiaires, 3 faux-monnayeurs, 1 faussaire, 1 médecin coupable de tentative d’infanticide.

Dans ce nombre, 15 ont été condamnés à 12 ans, 1 à 16, 14 à 15, 73 à 20, 1 à 25, 1 à 30, et 66 à perpétuité, dont 6 primitivement condamnés à mort, mais dont la peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité.

 Extrait du journal « Le Siècle » du 20 juillet 1836 – Gallica

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