L’extrême indigence d’une partie du peuple n’a que trop souvent sa source dans les dépenses faites au cabaret le lundi ; tous les ouvriers chôment ce jour-là ; c’est chez eux une vieille et indéracinable habitude. Encore si le vin était bon ! Je désirerais quelquefois que le mauvais vin fût extrêmement cher ; puis je me rétracte. Les finances du roi gagnent à l’extrême intempérance de ses sujets ; elles s’enrichissent de ce qui tue le peuple.
Les vins même qu’on boit aux environs de Paris, ou trop verts, ou adoucis par des mixtions funestes, occasionnent différentes maladies. Les curés devraient se réunir aux préposés de la police pour arracher le peuple à ces débauches grossières qui l’abrutissent, qui enlèvent aux enfants des manouvriers le pain de la semaine.
Il est de fait que le peuple absorbe la plus belle portion de son gain dans les tavernes et les guinguettes, qui sont plus peuplées les dimanches et fêtes, que les autres jours. Les ouvriers font ce qu’ils appellent le lundi et même le mardi. Voilà deux jours de la semaine pour la fainéantise et la boisson. Comment permet-on que les cabarets soient ouverts indistinctement à toute heure et dans les jours de travail, lorsque ces lieux deviennent l’asile de la grossièreté et de l’intempérance ? On serait tenté, en voyant les désordres qui naissent de la fréquentation des cabarets, de souhaiter que la loi de Mahomet fût en vigueur en France ; mais ce serait se priver d’un des principaux bienfaits de la Providence, qui n’a fait naître la vigne que pour le bien de ses enfants.
D’ailleurs ne doit-on rien passer à ces malheureux qui sont condamnés à des travaux pénibles, et qui la plupart du temps ne vivent, je l’atteste, que de fromages ou de quelques fruits ? Ils n’ont guère que le vin pour consolateur. Lui seul leur fait oublier leurs peines et leurs fatigues ; lui seul sait charmer l’ennuyeuse monotonie de leurs travaux grossiers. Laissons-leur donc le vin, mais empêchons les mélanges mortels des cabaretiers ; diminuons le nombre de ces empoisonneurs, et celui des guinguettes. Faisons surtout disparaître d’au milieu de nous cette infernale fiscalité, qui est la cause de tous nos maux.
Extrait de : « Tableau de Paris » – de Louis Sébastien Mercier – (écrit entre 1781 & 1790)
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